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Après une période de développement important, portée par l’essor du e-commerce et des livraisons à domicile, la cyclologistique est en phase de mutation et de structuration. Face à ces changements d’échelle, quels sont les leviers à actionner pour assurer le développement soutenu de ce secteur ? Éléments de réponse avec Paul Roudaut, gérant de l’entreprise de cyclologistique Cargonautes et président de la Fédération Professionnelle de Cyclologistique ; Frédéric Murat, président de Coursier.fr ; et Jérôme Douy, directeur délégué au pôle développement durable, multimodal et logistique urbaine d’Union TLF, l’organisation professionnelle représentant les métiers de la chaîne transport et logistique.
Quel est l’état actuel de la cyclologistique en France ?
Jérôme Douy (Union TLF) : Il y a dix ans, la cyclologistique était souvent accueillie avec scepticisme, voire amusement. À l’époque, peu d’acteurs avaient déjà lancé leur activité. Aujourd’hui, il est impossible de discuter de logistique urbaine sans mentionner la cyclologistique, que ce soit lors de discussions avec des acteurs privés ou publics. Outre les entreprises entièrement dédiées à ce secteur, nous observons que des opérateurs logistiques traditionnels commencent également à intégrer la cyclologistique dans leurs activités, témoignant de son intégration progressive.
Actuellement, la cyclologistique demeure une activité émergente et une industrie qui n’est pas encore totalement structurée. Un soutien financier est nécessaire pour aider à définir son cadre industriel. C’est la raison pour laquelle il est important que des initiatives telles que le programme ColisActiv’ continuent de soutenir le secteur le temps qu’il se structure.
Un cercle vertueux se forme à l’échelle française : les cycles sont produits localement. Il faut donc favoriser ce secteur pour développer une nouvelle industrie.
Paul Roudaut (Fédération Professionnelle de Cyclologistique) : Les années 2020 à 2022 ont été marquées par une dynamique de croissance pour la cyclologistique. Le Covid a notamment joué un rôle d’accélérateur en augmentant les livraisons à domicile, ce qui a créé plus d’opportunités pour des structures émergentes. Cependant, en 2023, nous avons ressenti un contre-coup avec l’inflation et une crise du pouvoir d’achat, entraînant une baisse de la consommation qui a touché l’ensemble du secteur des transports. Historiquement habitué à une croissance continue, le secteur a connu une stagnation, voire une légère récession en 2023.
Le secteur de la cyclologistique, principalement composé de petites structures jeunes, a été particulièrement impacté, car celles-ci disposent de marges de manœuvre et de réserves financières limitées.
L’année 2023 n’a pas été très favorable. Urby, la filiale de La Poste, a fermé ses activités dans toutes les villes ouvertes. Deux facteurs principaux ont été mis en avant par La Poste pour expliquer cette situation : l’inflation et la baisse de la consommation, ainsi que les revirements politiques qui ont induit une réduction des ambitions dans la mise en place des Zones à Faibles Émissions (ZFE), ce qui a affecté la stratégie d’Urby, basée sur un pari réglementaire qui n’a jamais été solidement établi dans la loi.
Plus récemment, Urb-It a été mis en liquidation judiciaire. Ces difficultés sont symptomatiques des défis économiques actuels dans le secteur du transport.
Pour 2024, on observe une légère amélioration de la situation, notamment à Paris en prévision des Jeux olympiques. Cependant, l’impact réel des Jeux reste incertain.
Frédéric Murat (Coursier.fr) : L‘année 2023 a été marquée par deux dynamiques distinctes au sein de la cyclologistique.
D’une part, les petites entreprises ont connu des difficultés en raison de la récession économique et du ralentissement de la consommation en France. Cela a entraîné une contraction du marché qui s’est particulièrement ressentie lors du deuxième semestre de 2023, bien que les signes précurseurs étaient déjà visibles dès le premier semestre. En conséquence, nous avons observé une réduction du nombre d’acteurs sur ce marché.
D’autre part, certaines entreprises moins spécialisées dans la cyclologistique, qui réalisent néanmoins 90 % de leurs flux par ce moyen, ont réussi à se distinguer. Leur succès s’explique par plusieurs facteurs : la taille de leur structure, une diversification de leur clientèle, une solide santé financière, ainsi que leur expérience des crises économiques précédentes, les ayant rendues plus résilientes face à ces fluctuations de marché.
Les récentes acquisitions et restructurations en lien avec la cyclologistique suggèrent-elles une reconfiguration imminente du secteur ?
Jérôme Douy (Union TLF) : Ce n’est pas tant une restructuration qu’une évolution naturelle du marché. Le partenariat de Renault Trucks avec Kleuster pour l’assemblage de triporteurs à assistance électrique, de Fraikin avec Velyvelo ou le rachat des Triporteurs de l’Ouest par DB Schenker illustrent une forme d’industrialisation, marquant ainsi un intérêt croissant pour ce secteur.
Cependant, il est crucial de distinguer ces mouvements d’intérêt des problèmes conjoncturels actuels. Bien que certaines entreprises ferment leurs portes, ces fermetures sont souvent plus liées à des difficultés économiques générales qu’à un échec du modèle de la cyclologistique en tant que tel. Les défis économiques affectent aussi la logistique traditionnelle, bien que de manière différente.
Paul Roudaut (Fédération Professionnelle de Cyclologistique) : Les récentes acquisitions dans le secteur de la cyclologistique, comme l’achat des Triporteurs de l’Ouest par DB Schenker ou l’acquisition du spécialiste de la livraison à vélo Le Lien par Transcan à Nice, illustrent bien la dynamique actuelle de maturation du marché. La cyclologistique reste une industrie relativement jeune, qui se structure.
Nous avons longtemps été dans une phase d’innovation, explorant différents modèles opérationnels dans un contexte de changement de paradigme. La contrainte croissante sur les véhicules motorisés bénéficie à la cyclologistique.
Il y a également eu un développement notable de la filière industrielle du vélo cargo. Initialement, cette industrie manquait de maturité comparativement à l’automobile, qui bénéficie de décennies d’expérience, de nouveaux modèles, et d’une infrastructure de maintenance bien établie. Récemment, une évolution marquante se manifeste dans le secteur des vélos cargos, distinguant clairement les modèles destinés aux usages familiaux de ceux conçus pour les professionnels, grâce notamment à l’introduction de composants plus robustes et à l’émergence de services de maintenance spécialisés.
Avec Les Boîtes à Vélo, nous portons par ailleurs le programme Cyclocargologie, visant à démocratiser et augmenter le recours à la cyclologistique par des actions de sensibilisation et à le professionnaliser à travers des formations certifiantes. Cela marque une étape cruciale pour le développement du secteur.
Avec des vélos cargo robustes, durables, et réparables, accompagnés de services commerciaux et de maintenance, ainsi que des formations certifiantes, le secteur est prêt pour une expansion rapide.
À long terme, notre objectif est celui du Shift Project : atteindre 110 000 équivalents temps plein dédiés à la cyclologistique en 2050. En termes de structuration du marché, on peut donc prévoir plus de fusions et acquisitions à mesure que le secteur se consolide. Cela semble être la trajectoire naturelle pour un secteur qui se structure.
Frédéric Murat (Coursier.fr) : Le e-commerce connaît une croissance annuelle de 15 %, selon la FEVAD, ce qui double le nombre de colis à livrer tous les cinq ans. Les méthodes de livraison traditionnelles, avec des camions qui encombrent les centres-villes, deviennent obsolètes.
En collaborant avec Amazon dès 2020, nous avons commencé à expérimenter la livraison à vélo à grande échelle, en commençant par Paris puis en étendant à d’autres villes comme Bordeaux et Lyon. L’objectif était de ne pas dépasser le coût des livraisons traditionnelles tout en respectant des critères stricts de performance. Ces initiatives ont prouvé leur efficacité, encourageant ainsi l’adoption plus large de ces nouvelles méthodes.
Construire un modèle de cyclologistique capable de prendre 5, 10, 15, 20, voire 30 % des livraisons traditionnelles à quatre roues en milieu urbain implique d’importants défis de recrutement. Chez Coursier.fr, notre effectif de livreurs à vélo a considérablement augmenté, passant de 120 à 600 en seulement trois ans. Initialement concentrés sur Paris, nous avons étendu nos activités à six autres villes. Nous employons beaucoup de personnes jeunes qui n’ont pas le permis et pour qui il s’agit du premier emploi. Il y a donc un turn-over important, qui nécessite un accompagnement dédié. Nous participons à démocratiser et à structurer un nouveau métier, comme Uber a pu le faire il y a dix ans avec les VTC.
Dans quelles situations la cyclologistique s’avère-t-elle la plus adaptée et efficace ?
Frédéric Murat (Coursier.fr) : La cyclologistique se caractérise par son adaptabilité, sa rapidité, et son efficacité optimale sur de courtes distances. Chez Coursier.fr, nous assurons une gamme variée de livraisons en moins d’une heure, incluant des produits de luxe, des paniers de fruits et légumes, ainsi que des courses de supermarché. Par ailleurs, le secteur de la cyclologistique s’adapte à une diversité de services : certaines entreprises proposent des déménagements à vélo, tandis que d’autres se spécialisent dans la collecte de matériaux recyclables comme le marc de café, les déchets organiques ou encore l’huile usagée provenant des friteries. La flexibilité est au cœur de notre approche : nous accueillons les défis comme des opportunités d’innover et de démontrer notre agilité.
Paul Roudaut (Fédération Professionnelle de Cyclologistique) : La cyclologistique se révèle particulièrement adaptée dans les zones urbaines denses structurellement congestionnées où les politiques environnementales (ZFE, ZTL, etc.) et d’aménagement favorisent ce mode de transport. À Paris, par exemple, la plus-value opérationnelle de la cyclologistique est d’abord liée aux difficultés de circulation des modes motorisés dont la vitesse de déplacement se dégrade continuellement. Son développement dépend fortement des initiatives politiques en termes d’aménagements cyclables et de la disponibilité du foncier, qui peuvent inclure la sanctuarisation de parcelles pour la logistique urbaine. Le financement est également crucial, notamment les subventions pour l’acquisition de véhicules et le soutien au développement des entreprises.
Jérôme Douy (Union TLF) : La cyclologistique est particulièrement efficace dans le cadre de circuits courts. Historiquement, ces services étaient principalement utilisés pour les livraisons dans le cœur des villes, où la distance et le trafic rendent ce mode plus pratique et rapide. Cependant, les exigences évoluent, et certains opérateurs se voient désormais demander de couvrir des distances plus longues, ce qui les contraint à adopter des véhicules électriques, en complément de leur activité de cyclologisticien.
Cela dit, il semble peu judicieux de demander à la cyclologistique de couvrir de grandes métropoles sur de trop longues distances. La réussite de la cyclologistique dépend donc fortement de l’existence de hubs logistiques intermédiaires.
À Lyon, par exemple, l’implantation de hubs logistiques urbains, comme celui du port Edouard-Herriot, montre comment des solutions bien pensées peuvent rendre la cyclologistique viable et efficace, permettant un accès rapide au cœur de la ville. Ce genre d’installation ne peut pas être généralisé sans une politique dédiée qui soutienne ces initiatives.
Quelles sont les perspectives d’évolution de la cyclologistique dans les prochaines années, et quel est le chemin à parcourir pour garantir son plein développement ?
Jérôme Douy (Union TLF) : L‘évolution de la cyclologistique est tributaire d’un accompagnement adapté à l’échelle du territoire. Bien que les villes soient généralement motivées à soutenir ce mode de livraison, des défis subsistent.
Un des principaux défis réside dans la gestion de l’espace public. Avec l’augmentation du nombre de cycles utilisés pour la livraison, des questions émergent sur leur intégration dans les infrastructures existantes. Doivent-ils partager les pistes cyclables avec d’autres usagers ou circuler sur la voirie traditionnelle ? Cela soulève des enjeux de sécurité et de régulation.
Il est donc crucial de trouver un équilibre entre le développement de la cyclologistique et l’utilisation optimale et sécurisée des infrastructures. Cela passe par une réglementation claire et adaptée, qui doit être élaborée en collaboration avec les acteurs locaux et nationaux.
Les pistes cyclables, par exemple, ne peuvent pas toujours être élargies à trois mètres partout, mais il est essentiel de ne pas pénaliser l’utilisation de la cyclologistique qui reste un mode de transport prometteur pour les zones urbaines.
Paul Roudaut (Fédération Professionnelle de la Cyclologistique) : Le passage à une solution systémique implique une montée en gamme de la filière industrielle, avec l’adoption de standards proches de ceux de l’automobile, le développement des services de maintenance, et la formation du personnel. Ce changement nécessite un accompagnement significatif dans la transition des ressources humaines. Passer d’un véhicule utilitaire léger à un vélo représente un changement majeur pour les conducteurs, habitués à un certain cadre de travail de travail au sein de l’habitacle d’un véhicule de plusieurs tonnes. Le défi de cette transition n’est pas seulement technique, mais aussi culturel.
Le passage à l’échelle va sans doute aussi passer par l’émergence de structures mixtes, où des entreprises traditionnelles de transport vont intégrer des acteurs spécialisés dans la livraison par vélo cargo. Un exemple notable est le rachat de la start-up Ayopa par le transporteur Delanchy, illustrant une tendance qui devrait se poursuivre.
Cependant, il est important qu’il reste également des acteurs indépendants spécialisés dans la cyclologistique pour continuer à innover au-delà des pratiques historiques du transport. Ces acteurs sont cruciaux pour le renouvellement et l’adaptation du secteur.
Les petites structures de cyclologistique qui n’exploitent qu’un seul hub ne peuvent pas couvrir une très large zone et donc certains marchés. C’est la raison pour laquelle il est intéressant d’imaginer également des démarches collaboratives. À Paris par exemple, avec Cargonautes, nous participons à tisser des liens avec les autres cyclologisticiens. L’objectif est de développer un pôle territorial de coopération pour couvrir une large zone, avoir des politiques tarifaires harmonisées, des process et des outils unifiés, afin d’adresser collectivement les demandes de gros donneurs d’ordre et gérer des flux plus importants.
Bien sûr, toutes ces innovations sur le plan opérationnel portées par les acteurs économiques doivent s’inscrire dans le cadre de politiques publiques ambitieuses en matière de soutien à la filière et de plans locaux d’urbanismes favorisant l’efficacité des modes cyclologistiques et donc leur compétitivité. C’est une condition sine qua none si on entend augmenter massivement le recours à la cyclologistique.
Frédéric Murat (Coursier.fr) : Pour moi, la première étape essentielle pour le développement de la cyclologistique est la revalorisation des prix de livraison car il y a des enjeux environnementaux et sociaux. Les clients, notamment les e-commerçants, ont longtemps été habitués à des offres de « livraison gratuite », qui en réalité ne l’est jamais. Il est crucial de faire reconnaître la valeur ajoutée d’une livraison respectueuse de l’environnement, qui n’est actuellement pas suffisamment mise en avant. De même, il est essentiel de valoriser le fait qu’il s’agisse d’un livreur salarié qui effectue les livraisons, et non un auto-entrepreneur.
De plus, l’aspect réseau est fondamental. La collaboration entre les différentes entreprises de cyclologistique à travers la France permettra de partager les meilleures pratiques, de standardiser certaines procédures, et potentiellement de mutualiser certains coûts. Cela aidera à professionnaliser davantage le secteur et à le rendre plus compétitif.
Par ailleurs, il est essentiel d’impliquer les pouvoirs publics pour garantir un cadre réglementaire favorable. Le lobbying et le plaidoyer sont nécessaires pour faire évoluer la réglementation en faveur d’une logistique plus verte. Sans un soutien politique et réglementaire, il sera difficile de concrétiser les avancées nécessaires pour que la cyclologistique puisse coexister efficacement avec les autres modes de transport et s’établir comme une alternative viable à grande échelle.
Enfin, il est essentiel de continuer à développer et à professionnaliser la cyclologistique tout en veillant à ce qu’elle ne devienne pas dominée par de grands transporteurs. Pour cela, il est crucial que les cyclologisticiens adoptent une approche multimodale. Bien que 95 % des volumes puissent être transportés à vélo, certaines livraisons, en raison de grandes distances à parcourir pour la livraison ou de leur nature exceptionnelle — ce que nous appelons « le hors norme » —, ne peuvent être effectuées par ce moyen. Ces cas, bien que minoritaires, nécessitent des solutions adaptées, comme l’utilisation de véhicules électriques. Sans ces alternatives internes, il sera difficile de réaliser pleinement le potentiel de la cyclologistique.